Retournement des morts

Cocorico … Le soleil n’est pas encore levé. Un corps se retourne à coté du mien étendu à même le sol sous une grosse couverture de laine. Doucement la pièce s’éveille. Les femmes d’abord, puis les enfants et enfin les vieux. Les hommes ne se sont pas couchés. A l’heure qu’il est, ils doivent déjà être sur place, ils ont même sûrement commencé à creuser …

 

Une fois mes sandales retrouvées parmi la douzaine de paires qui reposent à l’entrer de la chambre, j’approche pour me réchauffer devant le feu qui n’a pas cessé de brûler depuis la veille au soir. Et quel soir, pour le Vaza que je suis ! J’ai été invité par mon amie Fanja, dans son village natal, à quelques kilomètres d’Ambositra, dans la région des Hauts Plateaux, le pays des betsileos de l’île de Madagascar. Un soir de fête où les rythmes des musiques aussi bien traditionnelles que de la nouvelle génération ont fait danser jusque très tard, la famille, les enfants, les cousins, les amis et les voisins …

MatG2M-Retournement--0-.JPG

Cela n’empêche personne de se réveiller avec le soleil. Tout doucement les foyers sont réanimés, d’énormes marmites sont remplies d’eau, le riz est trié (afin d’y enlever les petits cailloux) : on prépare le petit déjeuner.

A l’horizon, les premiers rayons lumineux de la journée viennent caresser les visages qui se perdent dans les fumées des feux de bois. Les tenues traditionnelles font honneurs : le lamba (grande pièce de tissu ornementé de dessins et souvent très coloré) dessine le corps des femmes, la couverture à carreaux entoure celui des hommes, le chapeau de paille à bords relevés coiffe les enfants. Comme c’est jour de fête, le riz du petit déjeuner est accompagné de viande de zébu. Les plus chanceux auront un morceau de la bosse, la partie préférée des malgaches. Cette année, Tahiry, l’oncle de Fanja, organise la cérémonie. Il a tué trois zébus. C’est beaucoup, mais il fallait faire mieux qu’il y a cinq ans …


MatG2M-Retournement--1-.JPG

Vers 9h, les danses reprennent. Mais différemment de la veille. Un cercle se forme et tourne autour d’un homme qui bouge doucement son corps. Ses bras sont tendus vers le haut afin de maintenir sur sa tête une petite caisse en bois recouverte d’un tissu léger. Après quelques minutes, une femme s’approche, se place face à lui, fait glisser sur sa tête la caisse en bois puis reprend la danse. Petit à petit une procession s’organise et bientôt toute la famille de Fanja marche en chantant et dansant derrière le drapeau malgache qui jaillie fièrement vers le ciel bleu de cette belle journée d’hiver. Nous sommes le 18 août 2007. Tahiry a choisi cette date car traditionnellement la cérémonie de retournement se fait au mois d’août. La procession a maintenant quitté le goudron et traverse les champs d’herbes sauvages qui surplombent la vallée parsemée de rizières. Une longue file indienne évolue aux rythmes des tambours. Le soleil commence à chauffer mais certains protègent leur tête avec des nattes de paille roulées ou encore des sacs de lambas blancs. Enfin, on aperçoit au loin les hommes qui attendent debout, callés sur leur pelle, fixant des yeux la petite caisse en bois qui ouvre la procession sur la tête de l’oncle de Fanja.


MatG2M-Retournement--2-.JPG

Rapidement tout s’organise : un grand cercle se forme autour de l’énorme trou qui a été creusé juste devant le petit pré montoir en pierre indiquant l’emplacement du tombeau. Seul quelques femmes restent à l’écart. Elles sont venues avec des cagettes de THB (la bière locale) des sodas et quelques gâteaux. Tout à coup le silence tombe. D’un geste lent chacun retire son petit chapeau de paille au moment où le doyen prend la parole. Il remercie l’assemblé d’être venue, il remercie Dieu d’avoir permis de réaliser cette cérémonie, il récite dignement une prière et se recouvre la tête. Des hommes descendent alors au fond du trou qui doit bien faire un mètre de large sur quatre mètres de long et plus de deux mètres de profondeur. Ils commencent par jeter sur les parois du Toaka gasy, l’alcool local, avant de gratter la terre avec leurs mains pour faire apparaître les contours d’une énorme pierre plate qu’ils font difficilement pivoter sur le coté. Le tombeau est maintenant ouvert.


MatG2M-Retournement--3-.jpg

Personne n’entre. Il faut attendre que le dioxyde de carbone s’échappe des entrailles de la terre. Certains sont pourtant pressés de pénétrer à l’intérieur mais les plus sages les arrêtent. A nouveau des bouteilles de Toaka gasy sont vidées à l’entrée du tombeau. Une bougie voyage de mains en mains s’allume timidement au fond du trou et un homme passe de la lumière du jour aux ténèbres de la mort. Un second le suit, puis un troisième, jusqu’à une dizaine de personnes qui s’engouffrent sous nos pieds ! Ils sont entrés avec les nattes de paille. A la surface, les lambas blancs volent au vent, tenus par les femmes et les enfants. Le temps parait long. Mais que font ils à l’intérieur ? Soudain, quatre personnes ressortent. Elles portent sous leur bras une natte alourdie par une forme humaine enroulée dans un linceul recouvert de terre rougeâtre. Avec précaution, des mains s’affèrent pour soulever le corps et l’envelopper dans le nouveau lamba qui vient recouvrir celui mis en place il y a cinq ans. D’autres corps sortent ainsi du tombeau et en quelques temps une dizaine de morts se retrouvent sous le ciel bleu des vivants.


MatG2M-Retournement--4-.JPG

Nous sommes au cœur du Famadihana, la cérémonie de retournement des morts. Pour les malgaches, c’est un moment de partage avec ceux qui vivent désormais dans l’autre monde. Enfants, petits enfants, conjoints, frères, cousins, se pressent autour de ces formes blanches pour leur donner des nouvelles de la famille. Les mains touchent et caressent la surface des lambas, des bouches s’en approchent pour déposer un baiser, chacun veux tenir et discuter avec les rois de la journée. On a sorti pour eux du parfum et de l’encens. Pour moi, c’est un moment magique de joie et d’amour, de pureté et de simplicité mais aussi de tristesse. En effet, malgré l’ambiance festive qui règne autour du tombeau ouvert, certains ne peuvent s’empêcher de verser des larmes et même de pousser des cris de douleurs.

 

Un père de famille allume une cigarette, en tire une bouffé et la tend à sa femme qui fume à son tour avant de passer la clope à son fils. Chaque membre de la famille aspire longuement puis souffle la fumée vers le mort qu’ils entourent.

- Il est mort d’un cancer du poumon, m’explique Fanja. Mais il aimait tellement fumer, qu’ils fument aujourd’hui avec lui, en souvenir …


MatG2M-Retournement--5-.jpg

Tahiry passe de corps en corps pour inscrire au marqueur rouge le nom du mort le plus récemment envelopper et tracer sur le tissu blanc une flèche en direction de la tête. Ainsi dans cinq ans, chacun pourra retrouver ses aïeux. Entre temps, la petite caisse en bois a été ouverte et le corps de la nièce de Fanja, enroulé dans un linceul, est placé avec celui de ses grands parents. Elle est morte il y a deux ans, au cours de sa dixième année, et attendait depuis de rejoindre sa famille dans l’autre monde.

Tout à coup, au signe des tambours qui se remettent à jouer, les morts sont élevés au dessus des têtes, maintenus par des dizaines de mains. Les uns à la suite des autres, les morts tournent autour du tombeau, ballottés par les déhanchements des vivants qui les soutiennent. Chacun veux participer à cette procession, surtout les enfants qui se hissent sur la pointe des pieds pour pouvoir toucher de leurs petites mains les corps blancs illuminés par le soleil. Le retournement a eu lieu. Les morts regagnent le tombeau après un dernier au revoir des familles heureuses d’avoir pu partager ce moment intense.


MatG2M-Retournement--6-.JPG
Tahiry m’invite à descendre au fond du trou pour me faire visiter le caveau familial. A la fois excité par l’envie de pénétrer sous terre mais aussi mal à l’aise de m’y retrouver entouré de morts, je pénètre doucement par l’ouverture d’où s’échappe des vapeurs de Toaka gasy. Une fois à l’intérieur, il faut quelques secondes à mes yeux pour s’habituer à l’obscurité. Et là, à la lueur de la petite bougie, de magnifiques peintures défilent sous mon regard. Tout est fait pour que les morts passent d’agréables moments. Nous sommes dans une petite pièce où l’on tient aisément debout à quatre ou cinq. Sur chaque coté, une alcôve creusée dans la paroi permet de déposer un ou deux corps. Les morts, dignement drapés de leur lamba blanc reposent ainsi en famille. Au fond de la pièce une ouverture permet de passer dans une seconde pièce où trois alcôves accueillent également des parents plus ou moins éloignés de Fanja. La date de 1873 est peinte, de couleur jaune, sur le mur de terre rouge. « De nombreuses personnes reposent ici, m’explique Tahiry. Mais malgré les cinq alcôves, le manque de place s’est rapidement fait sentir depuis quelques années. C’est pourquoi les restes de plusieurs morts reposent ensemble dans un même lamba ». Avant de remonter chez les vivants, Tahiry me tend la bouteille de Toaka gasy :

- C’est la tradition, le dernier à sortir du tombeau doit boire une gorgé.


MatG2M-Retournement--7-.jpg

La lourde pierre plate est repoussée sur le trou sous le regard de tous. Elle est scellée avec de la terre glaise. Puis les pelles commencent leur travail alors que déjà les gens prennent le chemin du retour. En rentrant au village Fanja me raconte une histoire. Son père a connu en son temps une cérémonie de retournement des morts dans une vallée voisine. Un des participant de la fête avait subitement disparu sans que personne ne pu dire où il était passé. On le cherche dans tout le village et jusqu’en ville, en vain. Il était quelque peu sorti des esprits. Cinq ans plus tard, pour le retournement des morts, on déplace à nouveau la lourde pierre à l’entrée du tombeau. Horreur ! L’homme, saoul de Toaka gasy, s’était fait enfermé vivant cinq ans auparavant. L’alcool local qui accompagne les fêtes pose souvent des problèmes …


MatG2M-Retournement--8-.JPG

A Madagascar, certains voudraient supprimer ces cérémonies traditionnelles. Elles sont très coûteuses pour les familles et certaines n’hésitent pas à s’endetter pour organiser une belle et grande fête aux yeux de tous. Mais sans leur retournement, comment les morts pourraient ils savoir ce que leurs enfants vivent sur Terre ? La beauté de cette communion n’est elle pas un signe fort contre l’oublie de ceux qui vivent désormais ailleurs ? En tout cas, pour Volana qui vit en France depuis la mort de ses parents, Niry, son fils devra un jour aller au pays pour voir ses grands parents …


Matthieu

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :